Tibet
La longue marche du petit Bouddha
La fuite dUgyen Trinley Dorje, 17e karmapa de la hiérarchie tibétaine, de son monastère près
de Lhassa, est un véritable camouflet pour les autorités chinoises, qui misaient sur lui pour
contrer linfluence du dalaï-lama.
Cette fuite pour les Chinois prend les allures dune débâcle hivernale. Et pour les fidèles tibétains les
atours dune rédemption. Comme si les divinités de lHimalaya sétaient portées au secours du petit
peuple sur le Toit du monde pour aider le Bouddha vivant à franchir les montagnes enneigées et les
mortels précipices mortels.
En préparant sa fuite vers lInde depuis son monastère du Tibet, Ugyen Trinley Dorje, « Détenteur de
lAction éveillée », âgé de 14 ans, connaissait sans nul doute le bonheur quil allait susciter dans le
coeur de ses fidèles, rattachés à son école des « bonnets noirs », le mouvement Kagyu. Mais du
haut de son jeune âge, le troisième lama le plus puissant du Tibet, fils de nomades désigné par les
sages à lâge de 7 ans, ne pouvait imaginer le courroux chinois que sa fuite allait déclencher.
Car lincroyable évasion du 17e karmapa non seulement signifie une « perte de face » intolérable
pour Pékin, mais remet aussi en question toute la politique chinoise sur le Tibet, royaume himalayen
annexé en octobre 1950, proie dune féroce répression en 1959, et où le nombre des Han (7,5
millions), ethnie majoritaire en Chine, dépasse désormais la population tibétaine (6 millions).
Six mille monastères détruits, plus dun million de morts, directement ou indirectement, par le glaive,
la famine, lexode. Et, depuis trois ans, Pékin a lancé une campagne de répression qui vise les
laïques mais aussi les religieux, baptisée « Frapper fort ». « Cest un véritable génocide culturel qui
se déroule à huis clos », dit Matthieu Ricard, moine bouddhiste installé dans le monastère de
Shechen, à Katmandou, et devenu linterprète principal du dalaï-lama.
Cest cet enfer que désire fuir à tout prix le karmapa, comme un patriote désirant porter la voix de la
résistance à la face du monde et abandonner sa gangue de lama « reconnu » par Pékin. Son
homérique voyage fut soigneusement préparé. Et dans le plus grand secret, confie un proche du
dalaï-lama, dont seulement quelques fidèles ont été avertis. Dans son monastère de Tsurphu,
citadelle du silence étalée à flanc de montagne à 34 kilomètres au nord-ouest de Lhassa, la sainte
capitale du Tibet, le petit Bouddha a pu bénéficier de laide de quelques moines avant de sélancer
sur la piste, accompagné de cinq fidèles et de sa soeur de 24 ans. le temps de lexode
Entre les murs ocre et jaunes de cette forteresse aux balcons de bois et aux monumentaux escaliers
de pierre - jadis, avant leur destruction, les murailles mesuraient 3 mètres dépaisseur -, le jeune
lama dispose de deux cuisiniers, de dix moines, de trois gardes personnels. Un palais dété aux
pelouses soigneusement entretenues et deux parcs, dont lun en montagne, lui permettent de
connaître les animaux dont il a la garde - oiseaux, singes, cerfs, en labsence de lours Tashi, tué par
des visiteurs inconnus. Le soir, quand le mauvais générateur de sa citadelle daigne ronronner, il peut
voir quelques vidéos, dont « Le rugissement du lion », qui relate les enseignements du bouddhisme.
Et lété, aux alentours du 26 juin, sa date anniversaire, ses fidèles lemmènent vers les cimes, au
Olivier Weber Première publication : 14 janvier 2000
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pays du souffle court et des âmes pures, pour dormir sous la tente et assister à un opéra tibétain en
plein air, loin des regards chinois. Pendant des mois, le dignitaire adolescent et ses proches ont
étudié le parcours de lévasion, à travers les neiges du grand plateau tibétain, au sud de Lhassa, à 3
500 mètres daltitude. Sans doute le 17e karmapa avait-il en tête le voyage de son idole vivante, le
dalaï-lama, chef spirituel des Tibétains, qui sest enfui de son palais du Potala quarante ans plus tôt,
au cours de la grande répression lancée par les Chinois, à cheval avec ses gardes, en direction de
lInde et de son camp dexil, Dharamsala, intronisé bien vite petit Lhassa indien.
Lhiver est le temps tibétain de lexode. La meilleure des saisons pour semer les poursuivants,
soldats et garde-frontières. La pire aussi, avec son épais manteau neigeux, son froid de gueux, ses
pièges montagnards. Chaque année, 3 000 Tibétains - à 80 % des moines en 1999 - empruntent ce
chemin de liberté. Chaque année, des fuyards, des centaines, peut-être plus, meurent en route,
victimes du froid et de la faim, abandonnés dans un immense linceul blanc, qui est aussi le royaume
des âmes errantes.
A maintes reprises, le dignitaire de 14 ans avait demandé de quitter la contrée pour lInde, afin de
poursuivre son enseignement religieux. Refus obstiné des autorités chinoises. Las ! En dépit des
risques, en dépit de la terrible épée de Damoclès qui plane sur la tête de son peuple, le karmapa
décide de prendre la clé des champs. Et de renouveler lexploit du dalaï-lama. Une chaîne despoir
Adieu à une vie bridée, soigneusement encadrée par les précepteurs chinois et sa vingtaine de
policiers attitrés. Lever de ladolescent aux aurores, lecture et mémorisation de textes tantriques,
apprentissage de textes bouddhiques, prières, explique Bardor Tulku Rinpoche, lama tibétain réfugié
à Woodstock, aux Etats-Unis, où il enseigne le bouddhisme et qui a rencontré le karmapa lété
dernier. Dans les appartements du dignitaire simpose un professeur de chinois, à la solde de Pékin.
« Latmosphère était très tendue, dit Bardor Tulku Rinpoche, on se savait épiés du matin au soir et
Sa Sainteté ne pouvait parler. Le monastère est infesté dindicateurs. Lennui, cest quon ne savait
pas doù pouvait venir la trahison, de tel ou tel moine. Le karmapa était en excellente santé, mais il
ressentait incroyablement cette pression. » Le 28 décembre, ladolescent abandonne son monastère
de trois cents moines, prétextant une retraite spirituelle dans la contrée. Les Chinois chargés de le
surveiller ne sapercevront de sa disparition que deux jours plus tard.
Quel fut litinéraire du religieux ? Ses proches aux Etats-Unis et à Dharamsala gardent le silence,
afin de ne pas compromettre la filière et par crainte de la répression dans le fief du dignitaire. Aux
dernières nouvelles, deux moines du monastère de Tsurphu ont été embastillés.
Pour se représenter le grand voyage du Bouddha vivant, il faut simaginer les embûches qui jonchent
le chemin : la délation partout à loeuvre, avec une campagne déducation qui encourage les enfants
à dénoncer leurs parents ; les moines « retournés » dans les monastères, acquis à la cause de la
conquête pékinoise ; les indicateurs qui peuplent la sente de lexil ; les passeurs qui trahissent.
Confiné dans son isolement monastique, Ugyen Trinley Dorje pouvait compter cependant sur tout un
réseau dentraide, cette chaîne despoir qui transmet les messages du dalaï-lama depuis son lointain
exil. Cette fois-ci, assure Wangpo Bashi, représentant de Sa Sainteté en France, le dalaï-lama nétait
pas au courant. Et larrivée en Inde du dignitaire a surpris tous ses fidèles. Des relais de yacks
Une chose est sûre, pour franchir 1 400 kilomètres au plus fort de lhiver en sept ou huit jours, le
karmapa a bénéficié dappuis. Des véhicules se seraient relayés, et sans doute des yacks, pour
franchir, à marche forcée, les redoutables cols de la frontière. Sur lautre versant, la liberté nest pas
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acquise. « Il faut se cacher pour éviter les douaniers et les soldats népalais qui nous rackettent »,
reconnaît Ama Adhé, lune des plus proches collaboratrices du dalaï-lama, 63 ans, qui a fui
elle-même après vingt-sept ans dans les geôles du laogai, le goulag chinois.
« Cest la pire des aventures », se souvient Gurgon Kyap, 29 ans, qui a emprunté le même chemin
en 1991. Yak-la, garçon-vacher aux cheveux longs de lancienne province dAmdo, Gurgon en avait
assez de la chape de plomb qui recouvrait sa bourgade dAmdosuo, des multiples vexations des
soldats han, arrogants comme des conquérants, de sa culture qui lentement se meurt. Alors, il a
amassé quelques économies, préparé son sac, na rien dit à ses parents et un soir a pris la poudre
descampette. Pendant un mois, il a marché comme un damné pour rejoindre le Népal avec trois
moines et quatre camarades, dont deux semaines dans la neige. « Nous avions pris avec nous 10
kilos de farine dorge, du beurre de yack, des bonnes chaussures et des vêtements chauds. Mais
cela ne suffisait pas. Il faisait moins 30. » Lors de lascension dun col, il empêche ses compagnons
de dormir, par crainte quils ne se réveillent pas. Ils somnolent quelques minutes à tour de rôle puis
se remettent en route, se fouettent les pieds et les mains, poussent des cris pour se donner du
baume au coeur dans le grand désert blanc. Celui-ci, se jurent-ils, ne sera pas leur tombeau, afin
que la flamme des Tibétains perdure, pour que les survivants puissent témoigner du drame de tout
un peuple et de limplacable joug qui règne sur le Toit du monde. Lorsquils parviennent à la frontière
népalaise, Gurgon et ses compagnons de route hurlent de joie, mais se cachent encore, puis
cherchent des réfugiés tibétains qui les emmènent jusquà Katmandou. En chemin, ils croisent une
patrouille de garde-frontières du royaume népalais. Cen est fini, pense Gurgon, qui connaît le sort
des captifs - un retour vers la Chine. Mais ceux-là se contentent de les dépouiller - des montres, des
bijoux de famille, quelques babioles que les fuyards comptaient monnayer à bon prix. Après cette
longue errance, Gurgon parvient enfin à Dharamsala. Là, il a vu comme une illumination dans sa vie
le dalaï-lama, qui la reçu avec trente-quatre autres rescapés. Double jeu de la Chine
Il la longuement salué, a parlé de la vie dans lAmdo, du drame des hommes enchaînés et qui
espèrent en des lendemains meilleurs en admirant une photographie de Sa Sainteté, réincarnation
du précédent dalaï-lama, compassion personnifiée, chef temporel du pays martyr. Gurgon la
longuement écouté et a décidé de porter le flambeau à sa manière. Devenu acteur, il a signé un rôle
remarquable dans le très beau et poignant film dEric Valli, « Himalaya », qui retrace la vie des
Tibétains dans les hautes vallées népalaises du Dolpo.
Au-delà de la « perte de face » pour Pékin, la fuite du petit Bouddha remet en cause toute sa
stratégie. Car la Chine mène un jeu double. Dune part, écraser toute velléité de résistance, en jetant
au cachot les moindres récalcitrants, telle la nonne de 21 ans Ngawang Sangdrol, condamnée à neuf
ans de prison pour avoir osé demander la liberté en place publique. Dautre part, se rapprocher des
croyants afin de mieux séduire le monde extérieur. Ainsi le jeune karmapa avait-il été intronisé en
1992 à la fois par le dalaï-lama, mais aussi par les Chinois. Ceux-ci misaient à terme sur la
disparition du dalaï-lama, qui na pourtant que 62 ans, et comptaient mettre en avant le karmapa, qui
parle le chinois. « Cette carte maintenant est déchirée », estime Jean-Paul Ribes, qui dirige La Lettre
du Tibet. Doù aussi un embarras certain pour les proches du dalaï-lama et les « ministres » du
gouvernement en exil à Dharamsala : la fuite entrave la voie de la négociation avec Pékin, prônée
par le dalaï-lama, partisan dune autonomie substantielle et non de lindépendance. La jeunesse
tibétaine, elle, grogne, gagnée par des courants radicaux qui entendent mener par tous les moyens
le combat pour lindépendance. Autre enjeu pour la communauté tibétaine : se trouvent réunis
désormais à Dharamsala deux grands courants du bouddhisme tibétain. « Le couple de lannée », dit
un fidèle du dalaï-lama. Pour le meilleur - une plus grande force afin de plaider la cause dans le
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monde - et pour le pire - des querelles décoles avec les autres courants. Enfin, le châtiment chinois
sannonce plus violent encore.
Les bonnets noirs lavaient prédit voilà douze générations, assure Terry Sullivan, de lécole du
karmapa aux Etats-Unis, dans lEtat de New York : un grand événement surviendrait après la mort
du 16e karmapa. Pour les candidats au départ, cloîtrés dans un Tibet meurtri, et les partisans qui
composent la petite communauté tibétaine étiolée à travers le monde, la longue marche du petit
Bouddha est aussi un céleste signe : la sente qui chemine sur le Toit du monde demeure plus que
jamais la voie de lexil, mais aussi la promesse, un jour, de la délivrance.
Olivier Weber
© le point
Olivier Weber Première publication : 14 janvier 2000
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